Comment le « peuple des nuages » fait la pluie et le beau temps
Pour Iodysséus, l’étude de la microbiologie des nuages et de ses impacts climatiques et environnementaux est un modèle et une source d’inspiration. Nous ne pouvions pas manquer d’interroger le chercheur qui a consacré 15 ans de sa vie, au côté d’Anne-Marie Delort, à découvrir, au sein de l’Institut de Chimie de Clermont-Ferrand, ce que c’est de vivre dans un nuage. Son nom : Pierre Amato. Interview.
Comment des bactéries, colonisant l’eau des nuages, ont-elles le pouvoir de faire pleuvoir, survivre aux radiations, ne pas craquer sous la pression, défier des oxydants destructeurs ou capturer du fer. Et, enfin, la puissance de bousculer les modèles les plus établis concernant le climat et la pollution ? Si l’océan contribue à la formation des nuages, c’est à Clermont-Ferrand, au centre de la France, qu’on analyse ces questions, cruciales à l’heure de l’urgence climatique, au sein de l’Institut de Chimie de Clermont-Ferrand (ICCF, CNRS / Université Clermont Auvergne / SigmaClermont) où opèrent Anne-Marie Delort et Pierre Amato.
Micro causes pour macro effets à l’échelle, globale, de la planète : des embruns salés, bientôt captés par Iodysséus, aux nuages du Puy-de-Dôme, aspirés par l’ICCF, la connexion est celle des grands cycles de notre biosphère. Interconnexion serait plus juste.
Voici, en forme d’entretien avec Pierre Amato, chargé de recherche au CNRS, une exploration des liens entre le « petit » peuple de la mer, le phytoplancton, et la microbiologie des nuages. Pierre Amato envisage pour sa part notre projet Iodysséus comme un « Tara des aérosols et de l’atmosphère marins ». Nous sommes prêts à assumer.
Iodysséus - Au sein de l’Institut de Chimie de Clermont-Ferrand (ICCF, CNRS /Université Clermont Auvergne / Sigma-Clermont) et au côté d’Anne-Marie Delort, vous avez mis au jour une activité biologique dans les nuages aux impacts multiples pour le climat et l’environnement, à travers l’action d’infimes microbes qui semblent, vus d’ici, dotés de "super pouvoirs"
Pierre Amato – On pourrait le résumer comme ça. À ceci près que toutes ces bactéries ne sont pas phénoménales puisqu’on retrouve les mêmes sur terre. Même si certaines, en effet, résistent assez bien aux radicaux libres censés les oxyder, et ce n’est pas rien… L’impact en relation avec le changement climatique, nous pouvons clairement le qualifier, cependant il nous reste à quantifier son intensité.
Iodysséus - Mais comment sait-on qui vit au sein d’un cumulonimbus par exemple ?
Pierre Amato – Nous utilisons, sur la station atmosphérique du Puy-de-Dôme de l’OPGC (Observatoire de Physique du Globe de Clermont-Ferrand), en collaboration avec le Laboratoire de Météorologie Physique, un impacteur à gouttelettes, ou si vous préférez un « aspirateur » à nuages. Celui-ci permet de recueillir une flaque d’eau contenant de la biomasse, c’est à dire un échantillon du vivant contenu dans la nébulosité. On compte en moyenne 10 000 micro-organismes par millilitre. Ensuite, on observe cette biomasse, on la met en culture et on en séquence l’ADN pour connaître ses potentialités à travers l’expression des gènes en présence. Il s’agit principalement, chez nous en Auvergne, de nombreux pathogènes ou commensaux (micro-organismes qui colonisent l’organisme sans provoquer de maladie) de plantes terrestres, ou encore de micro-organismes qui, au sol, dégradent de la matière organique, comme on en trouve partout sur le plancher des vaches et dans les milieux humides terrestres. Parmi ceux-ci, de nombreuses représentantes du genre bactérien Pseudomonas, très répandu. Au total, notre laboratoire a maintenant une collection unique au monde de microorganismes isolés d’eau de nuage (plus de mille souches).
Iodysséus - Comment Pseudomonas et autres microbes gagnent-ils les nuages ?
Pierre Amato – Ils sont « aérosolisés » depuis les surfaces (eau, sol, végétation) puis transportés par le vent avant d’être éventuellement intégrés à un nuage. Maintenant, comment survivent-ils aux conditions extrêmes rencontrés en altitude telles que des taux d’UV très élevés, des températures très basses, divers oxydants et autres chocs osmotiques, à savoir de brusques changements de pression osmotique lors des phénomènes de condensation/évaporation, en principe destructeurs ? C’est justement, en partie, l’objet de notre travail sur la microbiologie des nuages.
Iodysséus - Sauriez-vous l’expliquer à un enfant de 6 ans ?
Pierre Amato – Pourquoi pas ? Je lui dirais alors qu’il s’agit de « petites bêtes » qui tentent de se faire un nid le plus confortable possible dans un milieu très très hostile, carrément méchant, qu’elles vont aménager pour cela en le modifiant. Elles grignotent, ces bébêtes, ce qui passe de bon à leur portée et éliminent ce qui pourrait les « zigouiller ». À leur menu, on trouve de toutes petites petites miettes de rien du tout qu’on appelle des molécules, semblables à celles qui flottent dans l’air de ta chambre et aussi le reste de la maison sans que tu les vois. En revanche, elles font, les bébêtes, tout leur possible pour éliminer d’autres éléments, super agressifs pour elles, que tu trouves par exemple dans le produit qu’utilisent tes parents pour nettoyer les saletés de la baignoire ou de l’évier…
Iodysséus - C’est à dire, cette fois pour les grands, des antibactériens ?
Pierre Amato – C’est ça. Car les petites bêtes dont je parle sont justement, je l’ai déjà dit, des bactéries – des microbes, dit ta mère – des organismes vivants invisibles mais qui sont partout, sur ta peau aussi et dans tout ton organisme… Tu comprends bien qu’ils n’ont pas plus envie de mourir que toi. Ils s’organisent donc pour résister. Cette histoire se passe aussi là-haut, dans les nuages, que peuplent ces bactéries.
Iodysséus - Traduction en termes chimiques ?
Pierre Amato – Les bactéries qui habitent dans l’atmosphère raffolent, par exemple, de composés volatils comme le formaldéhyde, central au niveau de la chimie, mais détestent le peroxyde d’hydrogène qu’on appelle aussi eau oxygénée : leur pire ennemi en théorie. La vie de ces bactéries a plein de conséquences pour nous tous mais on n’en tient hélas pas encore assez compte.
Iodysséus - En quoi serions-nous donc concernés ? Et d’abord, que vient faire l’eau oxygénée là-haut ?
Pierre Amato – H2O2, c’est sa formule. Elle est produite dans l’air par photochimie, sous l’effet des UV émis par le soleil. Ce sont de puissants composés oxydants produisant des radicaux ravageurs pour toutes les cellules vivantes (dont les nôtres, NDLR) telles ces bactéries. Mais dans l’atmosphère, ces radicaux nous débarrassent par ailleurs des molécules d’hydrocarbures et autres composés carbonés en circulation, soit une partie de la pollution. Techniquement, les bactéries des nuages se protègent des agents oxydants censés les détruire, grâce à des enzymes. Elles parviennent même à métaboliser l’eau oxygénée qu’elles dégradent en donnant de l’eau (H2O) d’un côté et de l’oxygène (O2) de l’autre. Concrètement, les oxydants détruits par les bactéries, ils sont finalement moins disponibles qu’on ne l’estime pour remplir leur mission de dépollution. Ne pas en tenir compte revient à omettre un paramètre non négligeable quand on se préoccupe du devenir de tel ou tel polluant atmosphérique. Or pour l’instant, aucun modèle n’intègre cette part du vivant dans la chimie des nuages, y compris concernant l’émission de CO2 par ces bactéries. Et ceci va agir sur les précipitations, mais c’est une autre histoire…
Iodysséus - Vous voulez dire que ce sont des bactéries qui feraient pleuvoir ... Comment ça ?
Pierre Amato – Pour le comprendre, il faut savoir avant tout trois choses. 1/le gel du nuage induit souvent sa précipitation. 2/ L’eau, selon sa pureté, gèle en réalité entre -40°C et 0°C et des particules servent de catalyseur pour initier le gel. 3/ Selon la nature du catalyseur, la probabilité de geler est plus ou moins grande jusqu’à 100 % à – 40°C. Or, on a identifié ce qui fait le « mieux » geler l’eau à une température, relativement élevée, autour de – 2°C. C’est une bactérie, un pathogène des plantes, Pseudomonas syringae (dite aussi « chancre bactérien » et tueur de marronniers), que l’on retrouve en (relative) abondance dans les nuages. P. syringae « fait » une protéine en forme de cristal de glace. Son pouvoir dit « glaçogène » favorise la transformation de gouttelettes de nuage en cristaux de glace, ce qui a tendance à favoriser leur grossissement et finalement induire leur précipitation. Dans la nature, in situ, ce concept de « bio précipitation », un cycle de rétroaction entre les plantes et les nuages où la pluviométrie est liée à cette activité glaçogène, demande encore à être vérifié. Cependant, il n’y a aucun doute que ce qui fait geler les nuages, et donc potentiellement pleuvoir, est bien d’ordre biologique, de l’ordre du vivant donc…
Iodysséus - Le rôle de la biomasse marine, phytoplancton et autres micro-organismes, à laquelle Iodysséus s’intéresse, est central dans le cycle du carbone et l’absorption du CO2 atmosphérique. Par ailleurs, on retrouve des organismes marins partout, jusqu’au sommet des montagnes. Et, au-delà, jusque dans l’espace comme sur les hublots d’une navette spatiale américaine. Quelle est leur place dans les phénomènes que vous analysez ?
Pierre Amato – Même si l’on a peu d’informations sur le contenu biologique des nuages marins, leur dispersion se fait à l’échelle planétaire on le sait. Leurs traces sur une navette de la NASA, en dehors de l’atmosphère, tendrait à indiquer, elle, que la limite de la biosphère n’est, disons, pas vraiment nette. J’ajouterai à cela qu’en biologie moléculaire, en général, en cherchant bien on trouve quasiment de tout partout. Mais en réalité, cela dépend où vous interceptez votre nuage. Imaginez qu’on prenne la surface maritime ou terrestre et qu’on l’« expande », ou la secoue si vous aimez mieux, dans l’atmosphère et vous comprendrez que l’on soit plus influencé par les sources proches que par les sources distantes. Des empreintes océaniques lèchent les continents, c’est évident. Chez nous à Clermont-Ferrand, sur le Puy-de-Dôme à des centaines de km du littoral, dans cette station où nous effectuons habituellement nos captations, la signature de la végétation terrestre sur-domine largement. Nous rencontrons a priori des espèces plutôt terrestres et issues des milieux aquatiques d’eau douce plutôt que marines. Il y a une microbiologie dans les masses d’air océaniques, identifiées par leur empreinte chimique, mais nous ne l’avons pas quantifiée.
Iodysséus - Et les micro-algues océaniques, elles-mêmes nourries par des composés d’origine terrestre par voie d’aérosols également, ont un rôle dans la naissance des nuages, non ?
Pierre Amato – Bien sûr. Les DMS ou diméthylsulfure (à l’odeur si caractéristique de choux fermentés) émis par le phytoplancton océanique donnent des sulfates qui sont ce qui se fait de mieux pour servir de noyaux aux nuages. Ce phénomène de rétroaction participe jusqu’à un certain point à l’auto-régulation climatique de la planète. Cela est aujourd’hui connu, démontré et documenté. Dans l’objectif d’aller plus loin, nous nous intéressons à la propriété de certaines bactéries de produire des surfactants, des composés tensio-actifs. (comme ceux qui agissent dans la lessive, par exemple). En clair, ils aideraient l’eau à s’étaler sur des surfaces hydrophobes et cela jouerait sur la formation des gouttelettes. Nous identifions de tels bio-surfactants dans l’atmosphère. Leur impact est plus que probable : la question reste de savoir si celui-ci est significatif et dans quelle mesure.
Iodysséus - Concevez-vous l’étude d’un modèle qui irait de la naissance des nuages, à l’interface de l’océan-atmosphère, jusqu’aux précipitations sur les zones terrestres, en toute interdisciplinarité avec des équipes océanologiques, comme pourquoi pas celle d’Iodysséus ?
Pierre Amato – C’est dans l’air… Même si nous opérons principalement sur le Puy-de-Dôme, il ne s’agit pas pour nous de se cantonner à une vision exclusivement continentale. Ce serait aberrant, ne serait-ce qu’au regard de la superficie des océans, soit les deux tiers de la surface de la planète. La station du Puy de Dôme appartient notamment au réseau mondial de surveillance des gaz à effet de serre dans l’atmosphère (GES) et nous participons à une étude de la distribution de la biodiversité dans l’atmosphère, du Pôle Nord au Pôle Sud. A l’heure actuelle, nous sommes aussi impliqués dans un projet à La Réunion, dans l’océan Indien, avec pour objectif d’appréhender la chaîne des interactions entre bio aérosols marins et contexte météo local. Des embruns à la pluie, si vous préférez. Et, cela, étage par étage, du niveau de la mer au sommet du mont Maïdo, un des sommets de La Réunion (2190 m).
Iodysséus - À quel stade, selon vous, en sommes-nous du savoir sur la biochimie de l’atmosphère et de ses retombées environnementales?
Pierre Amato – Je répondrai que nous en sommes au début de la connaissance. C’est assez frais comme domaine. Si Pasteur, déjà vers 1860, échantillonnait des « germes » dans l’air, ou encore l’aviateur Charles Lindbergh recueillait des organismes en altitude, vers 1935, les premières publications sur les impacts de la biochimie atmosphérique, elles, datent du début de notre siècle. Personnellement cela fait 15 ans que je travaille dessus. Je m’apprête à publier le transcriptome des nuages, c’est à dire l’analyse de l’ensemble des gènes exprimés par les communautés biologiques qui les peuplent. Désormais, nous avons une vision d’ensemble très profonde de ce que c’est de vivre dans un nuage. À travers cette image, on voit un ensemble de choses comme la lutte contre les radicaux, déjà évoquée, mais aussi la présence de sidérophores bactériens qui capturent le fer essentiel à toute vie. On manque cependant encore de recul à propos de l’impact sur les écosystèmes réceptacles. Que deviennent ces colonisateurs atmosphériques dans l’écosystème qui les reçoit ? Comment ceux-ci sont-ils perturbés, quelles interactions vont s’enchaîner, quelles sont là-dedans les interférences de la pollution atmosphérique, etc. ? Enfin, plein de choses qu’il nous faut absolument comprendre avant qu’on ne puisse plus rien comprendre ou éventuellement que cela ne serve plus à rien de comprendre. Autrement dit, il y a urgence.