Migration du plancton « Une réponse biologique au changement climatique »
« Marie Curie Fellow », Griet Neukermans est une jeune chercheuse opérant au Laboratoire d’océanographie de Villefranche (LOV) sur les images satellitaires d’une micro-algue vedette pour la science. Pour cette océanographe spécialiste de la bio-optique, l’impact du changement climatique sur l’écosystème marin ne fait pas de doute, preuves à l’appui. Une motivation de taille pour apporter son expertise à Iodysséus dans le déploiement de capteurs bio-optiques de pointe. Objectif : valider les observations par satellite et développer des nouveaux moyens pour quantifier le bilan carbone de cette micro-algue nommé Emiliania Huxleyi.
Iodysséus - Votre travail est focalisé sur une variété de phytoplancton parmi des (dizaines de) milliers, Emiliania Huxleyi (EHUX). Pourquoi elle ?
Griet Neukermans – Parce que c’est une algue hyper-intéressante du point de vue scientifique avec des retombées dans quasiment tous les domaines y compris la paléo-océanographie. Emiliania est l’une des 200 variétés issues d’une famille – les coccolithophores – ayant connu son apogée quelques temps avant la disparition des dinosaures, voilà 66 millions d’années : la cinquième extinction massive d’espèces sur notre planète. Les coccolithes, ce sont des écailles de carbonate de calcium formées par ces coccolithophores. Ils s’apparentent à des micro-boucliers constituant une sphère protectrice. Pour se faire une idée de l’abondance d’alors de ces algues, il faut savoir que leurs fossiles sont à l’origine de la craie sur la Terre, des falaises de Douvres à la Montagne de Reims entre autres monuments comme les cathédrales ou encore les lieux saints de Jérusalem bâtis en blocs calcaires. D’où le nom de Crétacé, littéralement âge de la craie, donné à la période qui a vu leur pic de biodiversité (-145 à – 66 millions d’années, voir encadré « Les fleurs du Crétacé »)
Iodysséus - En quoi nous concerne-t-elle en 2018 ?
Griet Neukermans – Parce qu’elle est aujourd’hui la plus nombreuse dans son genre et qu’on la trouve partout dans l’Océan mondial, des eaux tropicales aux eaux « sub » polaires, en surface comme en profondeur. Mais ses « efflorescences » ou blooms ne se produisent que dans certaines conditions : des eaux « tempérées », une colonne d’eau stable et, en surface, le calme avec un fort ensoleillement. Ces blooms sont une aubaine pour nous car ils sont spectaculaires : leur coccolithes reflètent tellement de lumière solaire qu’ils sont visibles par les capteurs « couleur de l’eau » équipant les satellites d’observation actuels et ils l’étaient déjà par les capteurs météo traditionnels plus anciens. Ce qui fait au total d’Emiliania un bio-indicateur remarquable pour l’ensemble de la vie marine à l’échelle de l’Océan.
Iodysséus - Votre étude s’intitule White Shift : en Français « déplacement blanc ». Expliquez-nous le pourquoi de ce titre énigmatique…
Griet Neukermans – L’examen que je poursuis d’une très longue série d’images, s’étalant sur une période de 38 ans, montre qu’Emiliania migre de plus en plus vers le Pôle Nord. Aussi, elle joue un rôle potentiellement important, mais encore méconnu, dans le cycle de carbone de l’Océan, car ses coccolithes peuvent rendre le transport et le stockage du carbone au fond de l’Océan plus efficace. C’est cela que j’appelle White Shift…
Iodysséus - Et qu’indique cette migration, ce White Shift : c’est un mauvais signe ?
Griet Neukermans – C’est clairement une réponse biologique au changement climatique global qui joue sur l’ensemble des écosystèmes océaniques. Le fait qu’Emiliania fasse des floraisons à un endroit où elle ne les faisait pas avant, témoigne d’un changement critique. C’est le cas en Mer de Barents, au Nord de la Norvège et de la Russie, où l’on constate parallèlement à des blooms d’Emiliania que la morue polaire est remplacée par des espèces de poissons d’origine atlantique en pleine expansion dans la zone. On me demande toujours si c’est un bien ou un mal. Je réponds qu’il s’agit ni de l’un ni de l’autre mais assurément d’un bouleversement, notamment au plan nutritif.
Iodysséus - Les poissons atlantiques suivraient-ils Emiliania dans sa migration ?
Griet Neukermans – C’est un peu plus compliqué, car elle ne nourrit pas les poissons directement. Dans la chaîne alimentaire marine, Emiliania représenterait plutôt, en fait, une « junk food » peu digeste pour le micro-zooplancton. Il préférera s’en détourner pour d’autres algues moins coriaces. La coccosphère, le bouclier d’écailles calcaires dont Emiliania et les autres coccolithophores s’enveloppent, servirait notamment à la protéger des « brouteurs ». Cependant une espèce de phytoplancton n’est jamais seule. D’autres groupes, de dinoflagellés, adaptés aux mêmes types de conditions, l’accompagnent. Un bloom d’Emiliania veut seulement dire qu’à un moment donné, en fonction de paramètres qui lui sont particulièrement favorables, c’est elle qui a gagné la compétition. À priori cependant, elle sera rarement environnée de diatomées. Celles-ci offrent une nourriture plus fine et riche en carbone organique mais elles occupent une niche écologique différente, notamment des milieux turbulents et riches en nutriments. Elles sont aussi plus fragiles parce que moins résistantes aux forts rayonnements d’UV malgré leurs pigments. En la matière, grâce encore à sa « carapace » calcaire, Emiliania joue les dures à cuire.
Iodysséus - On considère qu’Emiliania a un rôle de premier plan dans le cycle du carbone et dans la pompe à CO2 qu’est l’Océan, c’est juste?
Griet Neukermans – Il s’agit plutôt d’un rôle que je qualifierai de « dual » ou ambivalent. D’un côté, par sa photosynthèse (absorption du CO2) elle participe à la pompe de carbone lorsqu’elle chute vers le fonds entraînant du carbone organique. Mais de l’autre, elle agit comme une « contre-pompe » en produisant du CO2 lors du processus de calcification de ses écailles, CO2 qui pourrait être émis dans l’atmosphère. Au contraire d’autres groupes de phytoplancton qui ne font que de la photosynthèse sans fabriquer eux de calcaire. Cela dit, son « bilan carbone » est encore méconnu. L’établir serait un progrès.
Iodysséus - Emiliania et les autres coccolithophores, ne sont-ils pas menacés par l’acidification des Océans que provoque leur réchauffement actuel ?
Griet Neukermans – Cela paraît logique s’agissant d’algues calcaires, calcaire ne faisant pas bon ménage on s’en doute avec un pH de l’eau en décroissance constante. Des travaux de laboratoire tendent à le confirmer, même si les résultats ne sont pas toujours clairs. Disons en résumé que les coccolithophores vont avoir de plus en plus du mal à calcifier.
Iodysséus - Que représente la participation d’une spécialiste de la bio-optique satellitaire à une mission in situ sur un bloom d’Emiliania à bord d’Iodysséus ?
Griet Neukermans – L’opportunité cruciale de valider les données issues de l’observation. Les satellites offrent aujourd’hui une vision globale de l’Océan comme jamais auparavant mais ne permettent pas de tout comprendre, analyser, quantifier. Au-delà des paramètres fournis par les robots plongeurs ou les drones marins, j’ai – nous avons – besoin de ces informations in situ pour être en mesure un jour prochain de prédire enfin les conséquences du changement en cours. Il s’agit en l’occurrence de développer de nouveaux moyens pour quantifier le bilan carbone de cette micro-algue, par exemple en couplant des mesures bio-optique avec des mesures de CO2 dans l’eau et dans l’air, comme Iodysséus prévoit de le faire.
Les fleurs du Crétacé
L’ère terminale des dinosaures, entre – 145 millions d’années et – 66 millions, a aussi été celle des coccolithophores, micro-algues calcaires auxquelles on doit la craie des falaises et quelques chefs d’œuvres dérivés tels des cathédrales ou notre champagne dont la typicité repose sur un terroir calcaire.
Mais pas que, puisque c’est autour de – 100 millions d’années que sont apparues les premières plantes à fleurs dites angiospermes et les abeilles qui vont avec. Pour information, la température de la planète était alors de quatre degrés supérieure aux moyennes actuelles et la concentration en CO2 de l’atmosphère six fois plus élevée.