Neuf jours de mer, 1400 milles parcourus, 200 heures de données exclusives enregistrées en continu, 50 heures de captation d’aérosols marins, de nombreux échantillons vivants destinés à la mise en culture. Et enfin un bloom (efflorescence de micro-algues) intercepté dans sa phase de photosynthèse la plus intense. Mission accomplie pour le voilier Iodysséus. En dépit d’un décalage de timing dû aux aléas météo, Iodysséus a enregistré le 17 mai 2019 un intense pic d’efflorescence planctonique à plus de 200 milles au large, à l’Ouest de la pointe du Finistère. En clair, un bloom en plein « boum » : la cible fixée pour la Phase II de l’expédition.
Pour cela, il aura fallu au skipper Éric Defert, initiateur du programme Iodysséus, et à ses deux équipiers, cravacher pour rattraper un train en marche. Concrètement : faire voile cap à l’ouest, bien au-delà des zones de rendez-vous avec le bloom prévues par les modélisations initiales (voir infographie ci-dessus) et les observations satellitaires gênées par d’importantes couches nuageuses.
Le prochain point potentiel de rencontre devait se situer logiquement quelque part sur la route des courants dominants qui transportent avec eux le plancton (Float trajectory ci-dessus).
Bingo, les capteurs du Class 40 affrété par Iodysséus ont ainsi débusqué un intense pic de chlorophylle préludant au bloom d’une espèce clé dans le cycle du carbone. Chacun des 1400 milles couverts en neuf jours de recherches, aura été utiles pour la science.
Challenge dans le challenge : le concept d’une océanographie d’intervention à la voile pure, souple et réactive, éco-responsable et économique, a franchi une étape supplémentaire de validation.
explosion de chlorophylle dans l’eau, en mer aussi le printemps verdit
48°2 N, 9°40.2 W, soit juste en lisière du plateau continental. Nous sommes à plus de 200 nautiques au large, à l’ouest de la pointe du Finistère, vendredi 17 mai 2019. Pas tout à fait 23 heures. Après quatre jours de brise relativement fraîche de nord-nord-est et des centaines de milles à quadriller une zone de recherche de plus de 1000 Km2, les trois équipiers du voilier Class 40 (12 m) affrété par le programme Iodysséus, reprennent leur souffle mais restent vigilants.
23 h 57. Le skipper brestois Éric Defert sursaute. Sous ses yeux, deux chiffres luminescents s’affichent. L’indicateur du taux de chlorophylle-a du pack de capteurs embarqués à bord indique 13 microgrammes par litre !
« Impressionnant! vous imaginez?! s’exclame Éric, l’interface de nos capteurs océano nous indique environ 10 fois plus de chlorophylle dans l’eau que la moyenne! Jusque là le maximum atteint était de 4 ou 5». Exactement 13 µg/litre. Ce chiffre traduit la pullulation intense de micro-algues, du phytoplancton en pleine photosynthèse. Car le printemps terrestre n’a pas le monopole de la chlorophylle. En mer aussi, ça verdit.
Les données du satellite Globcolor CHL, examinées par Peter Landschüttzer de l’Institut Max Planck, le confirment. Iodysséus a bien atteint le pic d’intensité d’un bloom ou efflorescence algale, l’objectif de la Phase II de l’expédition. Ce qui justifie pleinement l’enthousiasme d’Éric Defert.
« Il s’agit d’ une mission pilote. Elle doit, en plus d’objectifs scientifiques, démontrer l’aptitude et la pertinence d’un voilier de course au large, tel le Class 40 Sabrosa de 12 m, concurrent de la dernière Route du Rhum, à opérer avec rigueur et souplesse des missions océanographiques dans le cadre de protocoles stricts, définis par des scientifiques. » C’est le cas d’Objectif Bloom encadré par des chercheurs du LOV de Villefranche-sur-Mer, de l’Ifremer, d’Océanopolis ou encore de l’Université de chimie de Clermont-Ferrand, spécialiste de la biochimie des nuages et plus largement de l’atmosphère que nous respirons.
A l’échelle des océans – 71 % de la planète – par leur photosynthèse, les phytoplanctons absorbent chaque année plus de 2 milliards de tonnes de CO2, autant que toutes les forêts primaires de la planète : soit environ un tiers du CO2 émis par les activités humaines. En échange, ils fournissent au moins 50 % de l’oxygène indispensable à la vie. Deuxième effet « Kiss Cool », les particules et gaz qu’émettent dans l’air, via les embruns et les aérosols, certaines variétés ont un effet refroidisseur bienvenu en période de surchauffe.
Recherchée : une espèce au rôle clé mais ambivalent pour le climat planétaire
L’espèce clé dans le grand cycle du carbone s’appelle Emiliania Huxleyi. C’est elle qu’Iodysséus poursuit. En se fabriquant une fine protection anti UV, joliment ouvragée, elle joue un rôle ambivalent. D’une part, elle piège durablement une partie du CO2 dans cette carapace. Mais ce faisant, elle émet elle-même du CO2. Combien ? Quel est son bilan carbone ? Comment s’adapte-t-elle à l’acidification croissante des océans et avec quelle incidence sur le cycle du carbone ? C’est l’enjeu de la mission Objectif Bloom d’apporter à la Recherche des éléments de réponse.
A bord du voilier de Iodysséus, cette nuit couverte de mai au large de Brest, bien des explications théoriques prennent tout à coup une tournure concrète, traduite en temps réel et en direct « live » sur les écrans de l’Ocean Pack intégré par SubCtech en Allemagne. La température de l’eau baisse rapidement : 13, 4°. Et, tandis que la chlorophylle grimpe en flèche, le CO2 dissout mesuré dans l’eau chute en proportion, vertigineusement. Ce que l’on appelle la « pompe biologique à carbone » est en marche à plein régime, sous les yeux des navigants. Les données sont sauvegardées dans le disque dur de bord et dans la mémoire des marins.
D’autres pompes sont aussi en action; les pompes à bord du voilier, aspirant à travers des filtres spéciaux les aérosols au dessus du bloom, moissonnant des micro-organismes dans les filets à plancton. Iodysséus va faire un second passage sur la zone de bloom intense dans les heures qui suivent.
S’agissait-il d’Emiliania Huxleyi, l’espèce poursuivie ? Griet Neukermans, chercheuse à l’origine de l’étude et des protocoles mis en œuvre par Iodysséus, nuance : « La chute brutale du CO2 dissout me fait pencher pour une autre espèce qu’identifieront les analyses, dit la chercheuse. Dans un bloom, les espèces ne sont jamais seules et le pic intercepté par Iodysséus précède un bloom d’Emiliania Huxleyi. Avec un peu de chance nous devrions capter la naissance de celui-ci, c’est prometteur ».
Après un total de 1400 milles nautiques parcourus en neuf jours, Iodysséus a regagné le 22 mai au soir Brest, son port d’attache, bouclant la phase II d’Objectif Bloom. Une escale prévue, destinée à débarquer des Gigas de données exclusives et une précieuse cargaison d’échantillons de spécimens planctoniques ou bactériens, vivants – ce qui est innovant par rapport à l’océanographie usuelle.
Une partie de la récolte d’Objectif Bloom doit être mise en culture par les biotechnologies marines partenaires du programme et révéler, on l’espère, des molécules inédites prometteuses pour une bio-économie soutenable. Avec des retombées concrètes dans les domaines pharmaceutique, cosmétique, agro-alimentaire voire industriel.
*Photos réalisées à bord - © Iodysséus
Bloom atteint et preuve d’efficatité: un bilan doublement positif
Le bilan provisoire de cette Phase II est doublement positif côtés labos et côté maritime. Pas un mille n’aura été inutile dans l’intérêt de la science, débriefe Griet Neukermans. « Des aléas météo nous ont fait manquer un rendez-vous avec la prolifération d’Emiliania Huxleyi dans les zones anticipées. Mais nous avons bien enregistré et documenté la fin de ces blooms. Eric et son équipage ont clairement capté les préliminaires d’un futur bloom d’Emiliania. Nous devrions ainsi avoir le début et la fin, ce qui est important pour écrire une histoire. »
Du côté d’Éric Defert et de la team Iodysséus: c’est mission accomplie avec un deuxième succès après le déploiement réussi en Phase I, fin avril, de deux flotteurs Argo, incluant un prototype dont on attend des informations sur l’acidification des océans corrélées au excès d’émissions de CO2.
« Nous avons franchi un nouveau palier, un cap dans notre démarche de validation d’un modèle innovant d’océanographie à la voile pure, économique, souple et éco-responsable visant à l’autonomie énergétique. », estime l’initiateur du programme Iodysséus. « Pour la phase III, nous savons désormais où nous rendre sans perte de temps, la chasse au bloom continue notamment pour la partie aérosols. »
En guise de conclusion, la Phase III s’achèvera par la récupération du profileur Euro ARGO. « Iodysséus se doit de montrer l’exemple d’une océanographie propre. Pas question de laisser traîner ça derrière nous, même si l’opération risque d’être sportive à cause du voisinage du rail des cargos», sourit le skipper.